Sketch : plus personne ne me voit,  personne ne fait attention à moi ! J’ai disparu ou quoi ?

C’est un matin brumeux. J’ai mal dormi. Je marche au ralenti. Dans une rue, je passe devant le grand miroir d’un salon de coiffure… et… je ne vois pas mon image ! Je m’arrête, je m’approche… rien ! Ce doit être un trompe l’œil, la copie du paysage d’en face. Je poursuis mon chemin.

J’arrive à mon bureau pour ranger mes affaires. Mon contrat est arrivé à terme, je pensais qu’on me le reconduirait, mais non. On m’a demandé de vider mes tiroirs et mon étagère de placard. Je fais ça vite, je mets tout à la corbeille. Ça déborde. Tant pis. Je vois un collègue qui passe, je le salue : « bonjour, Paul, ça va ? ». Il ne me répond pas. Je vais voir la secrétaire de direction, mais elle reste le regard rivé sur l’écran de son ordinateur. J’approche mon visage tout près, je lui fais « eho », mais non, elle ne réagit pas. À part une grimace, peut-être… Quant au patron qui revient des toilettes, il me croise sans s’arrêter, entre dans son bureau et me claque la porte au nez.

Je marche la tête en l’air, car il y a plein d’oiseaux dans le ciel. Ils volent, ils virent, ils tournoient. Bientôt je suis perdu. Je m’approche d’une vieille dame qui sort du bureau de poste pour lui demander mon chemin. Elle ne s’arrête pas et même accélère le pas, comme si elle ne m’avait pas vu. Mais quoi ? Serais-je devenu invisible ? Heureusement, je trouve un plan de la ville, un peu plus loin, avec un rond et cette indication « vous êtes ici ». Ce qui me rassure.

Peu après, je rejoins Coline pour déjeuner. Nous sommes un peu fâchés depuis quelque temps. Nous ne nous parlons plus. Elle ne me dit pas bonjour quand je m’assois, et pendant tout le repas elle fait comme si je n’étais pas là. Elle regarde à gauche, à droite, jamais vers moi. Et quand je lui pose une question, elle ne répond pas.

J’en en ai assez, je me lève et je m’en vais.

Je médite sur le phénomène. Aurais-je fait un mauvais rêve, cette nuit, qui m’aurait fait basculer dans un monde parallèle ? Je m’assois à la terrasse d’un café pour prendre un verre, mais c’est impossible. Bien que je lui fasse de grands gestes, le serveur ne me voit pas.

J’en ai soudain assez. Je monte sur la table et je crie : « y-a-t-il ici quelqu’un qui me voit ? hein ? ». Les clients paient leur consommation et s’en vont, d’autres tournent la tête. Je leur fais tourner la tête, c’est déjà pas mal. Mais attendez ! Tout au bout de la terrasse, il y a une femme aux longs cheveux flamboyants, très belle, qui me regarde, oui, j’en suis sûr, elle me regarde, et elle rit.

Heureusement que j’étais monté sur la table, sinon je ne l’aurais pas vue. Je descends, la rejoins, m’assois à côté d’elle. Je lui demande : « vous me voyez ? ». Elle rit encore et me dit « oui ! beaucoup ! ». Elle a un accent, venu d’orient. J’ajoute : « je suis bien content parce que j’avais disparu ». Elle me dit : « moi aussi ». Elle a de grands yeux verts, un sourire ravissant.

Nous marchons et nous parlons ensemble. Personne ne nous voit, mais nous, nous nous voyons très bien, et c’est tout ce qui compte. Elle est en voyage, elle est seule, elle vient de l’autre bout du monde. Elle repart ce soir. Des amis de ses amis lui ont prêté un appartement.

Elle me fait visiter l’appartement. Sur la grande terrasse, il y a de belles et grandes plantes vertes, ou viennent se poser et chanter les oiseaux. J’ai l’impression d’être dans une forêt, au sommet d’une colline. Le lit est comme une clairière, inondée de soleil. Les draps du lit sont chauds. Bientôt nos corps le sont aussi. Brûlants.

Après, je ne me souviens plus. Comme si je m’étais évanoui.

Je reprends conscience en fin d’après-midi, au moment où elle doit partir. Elle ne veut pas que je l’emmène à l’aéroport. Je l’accompagne à la station de taxi.

Sur le chemin, je m’aperçois que les gens nous voient. C’est même assez étrange, car tout le monde se tourne vers nous à notre passage. Et quand nous croisons quelqu’un de près, j’ai l’impression que son visage s’éclaire. Je dis à la femme que j’accompagne : « tu es si belle que tout le monde se tourne vers toi ! ». D’un signe discret, elle me fait comprendre qu’il ne s’agit pas d’elle mais de moi. Elle m’indique le grand miroir du salon de coiffure devant lequel nous allons passer. Dans le miroir, je me vois, et je vois tout autour de mon corps de légères étincelles. Mais elle, je ne la vois pas. Pourtant, elle est bien là, tout contre moi.

Nous arrivons à la station de taxi. Avant de me quitter, elle pose doucement sa main sur ma poitrine. J’ai l’impression qu’à l’intérieur de moi, un grand espace se libère, se vide. Puis je sens les étincelles autour de mon corps se ramasser en une boule chaude, à cet endroit, et flotter dans le vide. Une boule de feu.

Le taxi s’en va vers le soleil couchant. J’essaye de lui faire signe, mais je ne la vois plus à l’arrière du véhicule. Existait-elle vraiment ?

Je rentre chez moi à pied.

C’est bien, tout est redevenu normal. Les gens ne se tournent plus vers moi. Mais si je croise quelqu’un de près, il me salue ou me sourit. Il me voit.

J’ai bien dormi cette nuit là. Et le lendemain, le temps était clair.

Bruno de l’Onde
Sketch intégré à mon monologue conté intitulé « C’est dans la poche », écrit et joué à l’Atelier de la parole en 2006