Sketch : un écrivain amateur mets des « re » partout dans ses textes, ce que sa femme s’évertue à corriger. S’ensuivent d’étranges péripéties textuelles…

En ce temps-là, quand j’écrivais, et même parfois quand je parlais, je mettais des « re ». Et Marion, quand je lui faisais lire une histoire que je venais d’écrire, n’arrêtait pas de me barrer mes « re » au feutre rouge. Par exemple, j’ai écrit, dans une petite nouvelle à suspense : Je resuis l’homme qui remonte l’escalier de l’hôtel. Il rentre dans sa chambre. Je me rapproche. Récoute à la porte. Soudain je rentends…

Quand j’ai vu tous ces « re » biffés, j’ai dit à Marion : « Bon, d’accord, il est plus joli de dire : je suis l’homme qui monte l’escalier de l’hôtel. Il entre dans sa chambre. Je m’approche, écoute à la porte. C’est peut-être plus joli, mais c’est moins exact. Car dans mon histoire, ça fait plusieurs fois que le héros suit le même homme jusqu’à la même chambre, et écoute à la porte. Attention ! Je dis bien : il a déjà écouté à la porte de la chambre. Donc, quand il revient, il récoute. »

Marion m’a dit : « Peut-être, n’empêche que tes héros n’arrêtent pas de refaire tout le temps la même chose. Elle a bien appuyé sur le “refaire tout le temps“. »

Je suis reparti m’isoler dans mon bureau. Je n’étais pas content, mais les mots de Marion m’ont fait fléchir, et réfléchir. Je me suis dit qu’à l’avenir, je surveillerais mieux mes personnages. Et si je découvre qu’ils ont des toc, je les retoque.

Mais en même temps, j’avais le sentiment de toucher quelque chose d’important. Il n’était donc pas question de nier, ni de renier mes « re ». Soudain, une idée m’est revenue. (Oui, je l’avais déjà eue, mais l’avais oubliée).

Je suis retourné voir Marion qui était en train de relire son livre préféré, et je lui ai dit : « D’accord, je mets des « re » partout. Mais tu reconnaîtras que si on a inventé des mots à « re », c’est qu’on en a besoin.  »

« Je te redonne un exemple. Quand un grand bonheur arrive, après une période difficile, on dit je renais, ou je revis. On ne dit pas je nais, je vis, ce serait ridicule. Ce sont donc des re majeurs, non ? » Elle était un peu sans voix, alors j’en ai profité pour renchérir.

« À partir de cet exemple-là, je peux même te démontrer qu’il n’y a pas suffisamment de « re » dans le dictionnaire. Car si on n’hésite pas à dire « je revis », on ne dit jamais « je remeurs ». La remort n’existe pas dans le dictionnaire. Mais c’est une grave erreur.

Elle a dit « oui mon chéri » et s’est replongée dans sa lecture.

Ce désintérêt pour des questions si essentielles m’a un peu agacé. Je suis retourné à mes travaux d’écriture, pour me changer les idées.

Mais à partir de ce moment, je ne resavais plus trop quoi faire, car je voyais des « re » partout. Comme les enfants demandent qu’on leur raconte plusieurs fois la même histoire, j’avais sans doute besoin de répétition. La pétition ne suffit pas. Pour savoir par cœur, pour pouvoir jouer, pour maîtriser. Pour m’assurer de la réalité de ce qui m’arrive ou de ce que j’invente, je mets des « re ». Je redis, je recommence.

À force de voir des « re » partout, j’en ai eu assez, et l’envie m’a pris de faire du ménage. Je me suis mis à les enlever partout. Je suis allé méditer la portée de cette éradication des « re » sur mon canapé et j’ai fait une petite sieste.

Quand je me suis réveillé, ma femme était en train de relire à voix haute les dernières lignes que j’avais écrites : « Cule, je vais te pondre, il faut que je fléchisse aux tournements induits par cette vélation. Pas de pli ni de pi, ne nous fugions pas dans les gions peu commandables et sans pères de nos sentiments. Gardons en face l’alité des choses  ».

Elle m’a regardé avec un peu d’inquiétude, et m’a demandé : « tu te sens bien mon chéri ? Tu ne te sens pas un peu nerveux en ce moment ? ». Je l’ai rassurée, en lui expliquant que j’allais simplement jusqu’au bout du problème. Je lui ai dit : « Puisque j’ai longtemps abusé des « re », eh bien en compensation je supprime. Ce qui donne un style tout à fait inédit. Ce que tu m’as lu est quand même plus surprenant et donc plus excitant pour le lecteur que si j’avais mis tous les « re ». Ça donne un effet étrange, c’est dynamique, c’est bien.

Ma femme m’a dit. « Oui, c’est bien, mon chéri, c’est très bien. C’est un très bon exercice. Mais maintenant, il va falloir me remettre des « re » partout là où il faut.

À partir de ce moment, tout s’accélère !

Je la prends dans mes bras et je lui dis : « t’es belle ! ». Elle se dégage en me lançant : « tu veux dire rebelle ? ». Et s’enfuit en courant.

Je la rattrape dans le couloir. Sa chemise est défaite, et ma main glisse et réglisse en dessous.

« Humm, ta peau… ».

« Repos, mon bonhomme ! ».

Elle veut se renfuir mais je lui tiens les bras. Elle me remord en criant : « Lâche ! ». Je la garde droit dans les yeux et lui dis « Relâche ! ». Puis je la lâche.

Elle recule, tombe sur le lit. S’abandonne.

« Ah, tu me cueilles, se pâme-t-elle ».

« Oui, tu es mon recueil. De chansons, de poésies. »

Elle me garde avec ses yeux profonds, et me ressussure :

« Tu me rrraimes ? ».

Mes lèvres tout contre son oreille je lui ponds : « oui, je te raime »

« Rembrasse-moi » qu’elle me dit.

Je l’ai rembrassée.

Bruno de l’Onde
Sketch intégré à mon monologue conté intitulé « C’est dans la poche », écrit et joué à l’Atelier de la parole en 2006