Histoire courte : un dénonciateur de proximité passe tant de temps à observer les autres qu’il finit par douter de lui même et s’espionner lui aussi…

Parler, ou se taire ? Dire la vérité, ou mentir par omission ? Laisser faire, ou réagir ? Sans hésiter, Denis a choisi son camp. Depuis que le gouvernement a publié le décret sur les « Actes citoyens de dénonciation », en abréviation les ACIDES, il s’est mis au travail.

Denis ne s’intéresse pas aux primes les plus élevées, que l’on peut gagner si l’on fournit des renseignements permettant l’arrestation de criminels recherchés par les services de police. Il vise plutôt les petites primes, qui récompensent la mise au jour des incivilités quotidiennes. Car il préfère travailler au plus près des gens, dans sa paroisse. Améliorer la qualité de vie sur son territoire. C’est son côté missionnaire. Et puis, dans son propre quartier, on ne risque pas de faire des erreurs. On connaît un peu les habitudes des uns et des autres, on sait déjà qui sont les suspects, c’est plus sûr. Denis va donc se spécialiser dans la dénonciation de proximité.

Il commence par les dégradations urbaines, en devenant un spécialiste des flags sur les tags. Ça le met hors de lui, les graffitis. Même ces grandes fresques aux couleurs chatoyantes qui ornent le mur de la gare désaffectée. Denis choisit un beau mur, encore immaculé, se met à l’affût, nuit et jour, avec les jumelles, la couverture, le sandwich… et quand arrivent les artistes peintres, il prend des photos. Souvent, ce sont des jeunes.

Les jeunes ! Il y a en a toute une bande dans la cour de sa résidence, qui font du bruit. On ne fait pas de la musique en tapant sur des bidons ! Ils font peur à tout le monde. Denis les dénonce régulièrement. Il s’est pris une fois à danser dans sa salle de bains sur leurs rythmes brésiliens, mais on ne l’y reprendra plus.

Dès qu’une affaire est réglée, Denis se lance aussitôt dans une autre. Il en a d’ailleurs toujours trois ou quatre en cours, simultanément. Pour les dossiers de preuves, il attend d’en avoir une douzaine, puis il envoie le paquet. En moyenne, il arrive à se faire entre 300 et 500 euros par mois avec les Acides. Les petits trafics, le travail au noir, le non-respect du code de la route, les insultes, les vols à l’étalage, la consommation de substances illicites, le tapage nocturne… il en découvre tous les jours ! Il suffit de savoir regarder autour de soi avec attention. Mais il ne faut pas se perdre dans tout ça. Il faut de l’ordre. Aussi, Denis met à jour sa Liste noire tous les lundis matin.

La Liste noire est un grand cahier relié de cuir, comme un registre, où il comptabilise tout ce qui ne va pas. Quand un problème est résolu, il barre la ligne d’un trait. Ou de deux traits s’il a été résolu par un Acide. Quand un problème apparaît, il le consigne sur une nouvelle ligne. Quand un problème s’aggrave, il le souligne. Il souligne en rouge, en vert, en bleu. Ce qui permet, d’un seul coup d’œil, de voir l’importance de telle ou telle affaire.

Souligné plusieurs fois en vert, il y a le tisserand du quartier. Il emploie des clandestins ! Depuis qu’il s’est marié avec une chinoise, sans cesse des cohortes de chinois entrent et sortent de sa boutique à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Le dossier est en attente, mais Denis espère une bonne rétribution sur cette affaire.

Dans les bleus, il y a la bourgeoise de la zone pavillonnaire, qui change de voiture tous les six mois ! Ce n’est pas parce qu’elle travaille au bureau du design chez un constructeur automobile qu’elle est obligée de narguer ses voisins ! Son manège est insupportable pour tous les habitants du quartier qui ont acheté leur automobile à crédit ou qui prennent les transports en commun. Les effets de la dénonciation ont été rapides… contrôle fiscal ! Depuis, la bourgeoise s’est faite plus discrète. Elle ne regarde plus les petites gens de haut.

Et en rouge vif, les atteintes à la pudeur de la grande blonde de l’immeuble d’en face, la fille du capitaine des pompiers, qui se déshabille le soir devant sa fenêtre avant de fermer ses volets ! Elle est mannequin, d’accord ! Mais ce n’est pas une raison. Ça ne lui suffit pas d’avoir sa photo en sous-vêtements dans les journaux de mode ?

Le secret de Denis, il le dit à qui veut l’entendre, c’est la méthode des « fils ». Dénouer les fils. Il n’a pas son pareil pour démêler un fil de pêche. Il prend son temps, tire par un bout, et si ça ne détend pas la pression, tire par un autre bout. Puis défait les nœuds, un par un, sans s’énerver. Pour dénouer le malaise social dans son quartier, il fait pareil. D’ailleurs, depuis qu’il dénonce, on jase moins sur le trottoir et dans les cages d’escalier. On évite les commérages, on ne raconte plus n’importe quoi. On fait attention, on se méfie.

Quand Denis réfléchit à une affaire, il a toujours dans les mains des fils à démêler. De la ficelle quand les preuves sont faciles à établir, du fil à coudre pour les affaires délicates. Dénouer un nœud, c’est comme trouver une partie de la solution. Et quand le fil est totalement libre, c’est que le problème est résolu, ou va bientôt l’être. Pour Denis, c’est toujours un moment de plaisir.

Mais rien ne remplace cette joie indicible qu’il ressent au moment où il enregistre une preuve, avec sa caméra, son dictaphone ou son appareil photo. Denis est alors submergé par l’excitation. Et à force d’excitation, il fait beaucoup d’insomnies. Mais il ne s’en soucie pas. L’important est de ne plus passer inaperçu dans la rue. Certains le félicitent, d’autres l’injurient ou le menacent, mais plus personne n’est indifférent. Il est devenu quelqu’un.

Tout bascule le jour où la police vient chercher l’employeur de clandestins chinois. Le tisserand. Un type étrange pour Denis, cet homme qui exerce un métier qui pourtant n’existe plus. D’après la rumeur, on vient de partout, même de l’étranger, pour lui acheter les œuvres qu’il compose avec ses tissus. Ses mélanges de fibres sont parait-il uniques. Il signe en bas avec son nom d’artiste : Carpedi. La devanture de sa boutique, il est vrai, fait une belle tache de couleur dans la rue.

Denis vient de le dénoncer une deuxième fois, pour des motifs aggravés. Carpedi l’a insupporté en venant lui rendre visite pour lui proposer de participer gratuitement à ses cours de Qi Qong et à des conversations publiques sur la philosophie chinoise que donne le père de sa femme, qui est maître Zen. En se remémorant la scène, Denis fait de grands gestes désordonnés avec les bras et les jambes devant son miroir. Le Qi Qong ! Ça fait soi-disant circuler les énergies ! Pffff ! Quant au Zen, ça voudrait dire accepter tout sans réagir ? Denis a trouvé l’invitation du tisserand vraiment très louche. Il voulait sans doute acheter son silence. Il serait bientôt revenu vers lui pour le faire chanter. C’est inévitable, on ne donne pas pour rien. Denis lui a dit ça, au tisserand. « On ne donne pas pour rien ! ». Carpedi a répondu avec un grand sourire qu’il lui demanderait certainement un jour quelque chose en échange, mais qu’il ne savait pas encore quoi. Denis lui a répondu « foutez-moi le camp avant que j’appelle la brigade ». Le tisserand l’a salué, puis il est parti. En le regardant s’éloigner, Denis a été pris de tremblements. Des tremblements de la tête aux pieds.

À la suite de cette entrevue, Denis a surveillé Carpedi de près. Il a bientôt compris que ses élèves lui apportaient des vivres ou des livres en échange de ses cours de Qi Qong. Et allez ! Travail au noir ! Pire, il utilise le hangar désaffecté attenant à son atelier pour donner les cours et organiser les conférences de son beau-père. Ce hangar appartient à la Mairie qui n’en fait rien depuis une dizaine d’années. Denis s’est renseigné, Carpedi a demandé l’autorisation de l’utiliser mais on ne la lui a pas accordée. Et allez ! Atteinte à la propriété d’autrui, qui plus est un bien public !

Denis adore les arrestations. Dans son nouveau métier, c’est une forme de consécration. Pour mieux en profiter, il sort dans la rue tandis que les policiers emmènent le tisserand, menottes au poing. Carpedi l’aperçoit. À la mine réjouie du dénonciateur, il comprend. Alors il lui crie : « ça ne vous est jamais arrivé, à vous, de faire des choses interdites ? ».Denis reçoit ces mots comme un terrible coup dans l’estomac. Sur le coup, il reprend son souffle, et fait celui qui est bien au-dessus de tout ça. Lui, le dénonciateur intègre, des choses interdites ? Mais cette phrase le prend aux cheveux. Lui revient en tête, encore et encore, jusqu’à ce qu’il n’entende plus qu’elle. « Ça ne t’est jamais arrivé, à toi, de faire des choses interdites ? ». Et s’il avait raison, ce type, se dit Denis ? Et si je faisais, sans m’en rendre compte, des choses interdites ?

Alors, il commence à se surveiller lui-même.

Au début, il essaye de se rassurer : « allons, ne sois pas ridicule »… mais juste à ce moment, il se surprend à soustraire un objet à son propre regard en le glissant dans sa poche. Il s’ordonne : « montre-moi ça ! », mais au lieu de s’obéir et de s’exécuter, il fait comme s’il n’avait rien entendu. C’est ainsi qu’il devient suspect à ses yeux.

Il installe des caméras chez lui, à chaque coin de chacune de ses pièces carrées, pour se filmer. Et il prend l’habitude d’enregistrer toutes les conversations auxquelles il participe avec le dictaphone caché dans sa poche. Il visionne et écoute les enregistrements. Et très vite, s’aperçoit qu’il y a quelque chose qui cloche. Tout d’abord, il cache quelque chose, c’est sûr. La preuve… à la maison, il se débrouille pour se placer dans des angles morts ou tourner le dos aux caméras pour trafiquer Dieu sait quoi. Et avant de mettre à jour la Liste noire, il ferme les volets ! Puis il cache le cahier avec son épaule quand il écrit, comme s’il ne voulait pas qu’on copie sur lui.

Et puis, il a des comportements étranges.

Par exemple, quand la gardienne est venue pour la cinquième fois lui demander de libérer la cave qu’il occupe au sous-sol pour entreposer son matériel de surveillance. Certes, la cave ne lui appartient pas. Mais quoi… elle est restée vide pendant des années. La gardienne l’a menacé. Il lui a claqué la porte au nez. Dès qu’il s’est retrouvé seul, il s’est muni d’une paire de ciseaux, et il a découpé le journal du matin en petits carrés de deux centimètres sur deux, pendant deux heures.

Pendant le débat à la télé sur la police de proximité, il avait son pull en laine dans les mains. Il a senti un accroc sous ses doigts, et sans s’en rendre compte il a tiré, tiré, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’une grosse pelote.

Et ce matin où, avant même de boire son café, il s’est mis à décrocher comme un automate toutes les cartes postales punaisées au mur et reliées entre elles par des fils argentés, avant de lessiver le mur, et de le repeindre en blanc. Il a maintenant dans son salon un grand mur blanc avec rien dessus, et le canapé en face.

Mais surtout, ces gestes… il a des drôles de gestes ! Comme ceux de quelqu’un qui se sentirait trop à l’étroit dans ses habits. Comme ficelé à l’intérieur. Des gestes qui ressemblent un peu à des coups de griffe, ou parfois à des battements d’ailes d’oiseau. Au fil du temps, ces gestes bizarres s’accentuent, comme s’il allait se lancer dans une danse un peu ridicule.

Il décrypte les enregistrements, note tout ce qui lui paraît suspect, relève les heures des repas et du coucher, compte le nombre de pas quand il fait les cent pas, analyse ses grimaces image par image, fait des croquis représentant les positions de son corps quand il exécute ces mouvements étranges. Mais il ne comprend toujours pas ce qu’il se cache à lui-même.

Il demande alors de l’aide à un collègue, qu’il ne connaît que par son surnom : Déniche. C’est un dénonciateur de proximité lui aussi, mais il travaille sur le quartier situé à l’autre bout de la ville. Il n’y a pas de concurrence entre eux. Au contraire, ils se conseillent mutuellement. Ils se sont rencontrés à l’occasion d’un débat public sur le lien social organisé par une association du quartier.

Déniche s’installe chez Denis. Il dort dans la chambre d’amis. Il ne lui parle pas, mais l’observe attentivement. Il le suit sur les terrains d’opération, ou quand il va faire des courses. Et quand Denis fait la sieste ou feuillette une revue spécialisée, Déniche en profite pour visionner les cassettes.

Jusqu’au jour où il trouve la solution. Il invite Denis à s’asseoir, et lui demande :

— Ta liste noire est bien pleine aujourd’hui ?

— Oui, répond Denis.

— N’as-tu jamais pensé à ouvrir une liste blanche ? demande Déniche.

— Non.

— Si tu ouvrais une liste blanche, par quoi commencerais-tu ?

Denis ne répond pas. Il regarde simplement le mur vide, en face du canapé. Déniche demande alors :

— Pourrais-tu me donner simplement un mot, un nom, une idée… la première qui te vient, pour dire une chose blanche, positive, lumineuse, qui s’est proposée un jour à toi ? ».

Denis ne comprend pas ce qui se passe à ce moment-là. Il sait ce qu’il voudrait dire. Les Acides. La loi sur les Acides. Voilà ce qui lui a permis de se révéler. D’être vraiment lui-même. Mais ce n’est pas ce qu’il dit à Déniche. Les mots sortent tout seuls de sa bouche, sans que Denis leur en ait donné l’autorisation, sans qu’il ait pu réfléchir avant : « Maître Carpedi ! ».

Au moment où il prononce ce nom, des images affluent dans l’esprit de Denis. Des images du tisserand, dans sa boutique quand il accueille les visiteurs, dans son atelier quand il crée, dans le hangar quand il enseigne le Qi Gong. Ses cheveux blancs, sa peau brune, son sourire franc, son regard bienveillant, ces yeux qui plongent dans le fond de votre esprit. Et sa petite femme, si jolie, sa délicatesse, le goût qu’elle a pour décorer avec rien, il lui suffit de déplacer un objet, et tout est différent.

Denis se met à trembler, comme le jour où le tisserand était venu l’inviter à ses cours. Denis revoit la scène, et, dans son esprit, le scénario se modifie. Il répond cette fois au maître tisserand « oui, je viendrai ». Puis il ajoute : « vous pourrez me demander ce que vous voulez en échange ». Dans la scène qui se déroule dans l’esprit de Denis, il ne tremble plus. Mais dans la vraie vie, lui, l’homme qui voit dans sa tête ce film se dérouler, il tremble beaucoup plus que le jour où la scène s’est vraiment passée.

Déniche le fait allonger. Puis il lui dit :

— Ces mouvements étranges que tu fais à longueur de journée, c’est du Qi Qong. J’ai comparé avec le cours donné par le tisserand, que tu as enregistré en caméra cachée. Ce sont à peu près les mêmes gestes.

Deux jours plus tard, Denis se prépare. Costume, cravate. Il traverse le quartier, la tête haute, en prenant son temps. Il entre chez Carpedi. Le maître tisserand et sa petite femme chinoise ont déménagé, mais un liquidateur est présent pour vider l’atelier et vendre au plus offrant les œuvres exposées en vitrine.

Denis sait ce qu’il veut. C’est un très beau tableau, où l’artiste a osé mélanger à des fibres naturelles des fibres synthétiques aux couleurs vives. On croirait voir, dans les entrelacs, un homme qui danse. Il propose tout de suite le double du prix de la mise aux enchères, et l’emporte. La somme représente plus de la moitié de l’argent gagné avec tous les Acides de sa carrière, qu’il avait mis de côté pendant les six derniers mois.

Denis rentre chez lui. Il accroche le tableau sur le mur blanc, en face du canapé.

Il s’assoit et le contemple. Un rayon de soleil l’éclaire.

En bas du tableau, il y a la signature du peintre. Carpedi.