Histoire courte : l’âme de ma grand-mère m’a rendu visite sous forme d’oiseau

Il s’est  posé sur les dalles en ardoise de la terrasse de mon petit jardin, je me tenais derrière la fenêtre, il ne me voyait pas. Il s’est approché en sautillant, a picoré de son bec jaune la terre de la jardinière, les ailes frémissantes. Je me suis dit alors, très naturellement, presque aussi distinctement que si j’avais parlé à voix haute vraiment : «×Tiens, c’est l’âme de ma grand-mère qui me rend visite×». Le merle s’est envolé, et moi j’ai pensé à autre chose.

Quelque jours plus tard, le merle est revenu danser sur la table de mon jardin. Etait-ce un autre ou le même ? Je me suis dit une fois encore qu’il était l’âme de celle qui nous avait quittés trente ans plus tôt, quand j’en avais juste onze. Celle qui m’avait en partie élevé, fait danser à cheval gendarme sur ses genoux, collé des cataplasmes à la moutarde sur la poitrine, raconté l’histoire du petit bonhomme en pain d’épices, appris à faire de la colle à papier avec de la farine, à sculpter des lanternes à huile dans l’écorce d’une orange. Quand j’étais un peu triste dans mon lit, elle m’apportait un gros baigneur à la tête en plastique dont les beaux yeux bleus se fermaient quand on le couchait, et surtout «le petit dentiste», la poupée d’un bonhomme rigolard aux longues lunettes qui brandissait fièrement une énorme molaire au bout d’une tenaille. J’aimais bien cette poupée, sans doute parce qu’elle atténuait l’absence de mes parents, dentistes tous les deux.

Je ne croyais pas, je n’avais jamais cru que l’âme puisse subsister après la mort, à plus forte raison sous les plumes noires d’un oiseau. Alors, comment avais-je pu penser cela ?

Deux ans plus tard, j’ai fait ma «crise de milieu de vie». La quarantaine trébuchante, le blues infini, le saut chez le psy, aidez-moi je vous prie. Je lui ai tenu tête à ce gars-là pendant au moins six mois, jusqu’à finalement accepter de lui tourner le dos et me coucher sur le divan, pour contempler l’écran blanc du mur en plâtre en face de moi.

Les bavardages, les silences et les images n’ont duré que deux ans. L’analyste ne parlait pas, toussotait parfois quand je restais muet trop longtemps pour vérifier que ni l’un ni l’autre ne nous étions endormis. Mais un jour, il a parlé. J’en garde un souvenir extraordinaire, comme s’il avait ramassé tous mes résidus de pensées sans importance pour les assembler, telles les pièces d’un puzzle, en un tout cohérent. Et dans cette partie de tableau reconstituée, il y eut ces mots, les seuls dont je me souvienne avec précision : «Votre vie s’est arrêtée à la mort de votre grand-mère».

Ah bon ? Mais non, monsieur, je suis bien là, devant vous, et j’ai beaucoup vécu depuis ! Et pourtant… J’ai revu l’image du merle noir gambadant sur la terrasse de mon jardin. Je me suis soudain rendu compte que le roman que j’essayais d’écrire depuis l’âge de vingt ans, sans y parvenir, racontait l’histoire d’une grand-mère qui part en quête d’un enfant, disparu à l’âge de dix ans, quand elle trouve par hasard un avis de recherche le concernant sur une affichette elle aussi vieille de 10 ans. Elle enquête, le trouve, il a vingt ans, ils s’aiment comme une grand-mère et son petit fils, lui est resté petit de taille mais est très fort physiquement, elle de son côté a des pouvoirs mentaux qui lui permettent de connaître toute l’histoire des objets rien qu’en les touchant. Ils décident de vivre et de s’amuser ensemble.

Puis, des images d’elle me sont revenues, comme, surtout, son visage doux penché sur mon lit au coucher. Son petit nom, c’était Nunuche. Même si elle était bien loin d’être sotte. Difficile à dire aux copains, et je me suis toujours bien gardé de prononcer devant eux ce surnom ridicule à la consonance pour moi si affectueuse.

Ma vie a un peu changé à partir de ce moment. Enfin, rien n’a changé, mais disons que ma perception s’est légèrement modifiée. J’ai bientôt découvert Jung et la psychologie des profondeurs. Et les contes merveilleux, trésor de l’humanité.

Et de fil en aiguille, avec cette expérience et ces outils, j’ai fini par comprendre que je ne m’étais pas trompé. C’était bien l’âme de ma grand-mère, toute frétillante, qui m’avait rendu visite sur la terrasse de mon jardin. C’est bien l’âme de Nunuche, qui vient me voir encore et danser, de temps à autre dans mon nouveau jardin, en quelques bonds joyeux, avant de s’envoler, peureuse, si mes gestes sont trop brusques.

Alors, je lui souris.

 

Bruno de l’Onde, mars 2013.
Pour le recueil de « Moments de vies » sur le site « lacheminee.fr »