Histoire courte : un homme est soudain confronté à un problème, celui de ne plus pouvoir poser un pied par terre. Car le sol brûle ! Il va vite découvrir pourquoi…

Ça a commencé pendant un cours de Taï Chi, juste après le mouvement du dragon vert qui émerge de l’eau. Nous étions sur le tatamis, sans chaussures, et j’ai senti que ça me chauffait sous la plante des pieds. Pourtant, je n’avais pas fait de glissé de jambe, et le dojo n’était pas équipé d’un plancher chauffant. Puis ça s’est aggravé tout au long de la journée, sauf dans la voiture quand je rentrais chez moi, ou dans mon canapé devant la télé où je pouvais m’asseoir en tailleur. Pour traverser le salon, ça allait, je pouvais monter sur la table basse, atteindre le fauteuil, passer sur une chaise, puis sur la table de la salle à manger, puis sur la commode, mais pour atteindre le plan de travail de la cuisine et monter dessus pour me faire un café je n’avais pas d’autre choix que de poser les pieds à terre sur une distance de plus de quatre mètres, soit trois grands pas sautés, et cela me brûla atrocement les orteils, à l’aller comme au retour. Et au retour, je renversai le café.

Je pris la décision de me scotcher les pieds sur deux petits tabourets en plastique qui me firent comme des échasses, ce qui me soulagea pour déambuler dans la maison. Ce n’était pas très pratique pour passer les portes, il fallait que je me penche, pas pratique non plus pour aller aux toilettes car il me fallait allonger les tabourets sinon je ne pouvais pas m’asseoir, et donc je devais garder la porte ouverte ce qui n’est pas agréable. Et pour monter les escaliers, ce fut très périlleux, car l’écartement des pieds des tabourets était plus grand que la largeur des marches. J’ai failli me casser la gueule à plusieurs reprises. Que serait-il arrivé si j’étais tombé face contre terre sur ce sol brûlant que je ne pouvais pas même effleurer de la main tant c’était douloureux ? J’aurais été défiguré ?

À l’étage, c’était beaucoup moins fort. Et dans mon lit, je ne sentais plus rien. Ouf ! Je respirai, me détendis, et réfléchis. Que m’arrivait-il ? Enfant, j’aurais adoré ce défi de traverser les pièces de la maison sans jamais poser le pied à terre, mais demain, au bureau, comment allais-je faire ? Appeler un copain médecin pour qu’il me signe un arrêt de travail ? Mais même lui, il ne va pas me croire si je lui explique ce qui m’arrive. Alors, d’où vient ce phénomène ? Je n’ai croisé personne dans la rue en revenant du dojo qui semblerait un tant soit peu affecté par un mal de cette nature. Tout le monde marchait normalement. C’est donc à moi seul que ça arrive. Ce n’est pas le sol qui s’est réchauffé, ce sont mes pieds qui sont devenus plus sensibles. Que se passe-t-il ? Voyons.

L’Esprit du Grand Maître de Taï Chi qui me punit de ne pas m’ancrer suffisamment au sol ? On me dit souvent que je suis trop aérien, la tête dans les étoiles. D’accord, mais si on m’empêche de m’exercer à garder un peu plus les pieds sur terre, comment pourrais-je progresser ? Non, non, non, non. Sinon quoi ? Des rayons cosmiques, en me traversant, m’ont rendu ultra sensible, et je ressens la chaleur du magma terrestre à cent kilomètres de profondeur où il atteint, paraît-il, les mille deux cent degrés ? Euh… mais alors pourquoi les autres n’auraient-ils pas été eux aussi traversés par ces rayons ? Non, non, non. Autre hypothèse, mon inconscient m’avertit que je dois faire très attention, à partir d’aujourd’hui, à tous les pièges contenus dans la terre, sur le sol et dans le sous-sol. Je ne dois m’approcher en aucune manière des gouffres ou des abîmes, ou même des puits car je risquerais de tomber dedans. Je ne dois pas aller me promener dans des grottes ou des cavernes, ni même à la cave dans ma propre maison, des fois que je glisse sur une nappe de boue argileuse ou sur une flaque d’huile de vidange, pour tomber violemment en arrière et m’éclater la nuque sur une stalagmite ou sur une scie égoïne mal rangée. Voilà. Je me suis endormi là-dessus.

Le lendemain, j’ai passé ma journée à rougir de honte devant mes collègues, quand je me suis pris un avertissement de mon chef d’équipe parce que je gardais les pieds sur mon bureau pendant que je téléphonais, ou quand la femme de ménage m’a dit que ce n’était pas la peine de rester comme ça les jambes en l’air devant l’écran de mon ordinateur puisqu’elle avait déjà passé l’aspirateur dans ce bureau et jusque sous mon fauteuil. Mais je ne m’attardais pas sur les sourires moqueurs de mes voisins de bureau, focalisé comme je l’étais sur l’étrangeté de mon mal. Dont je ne parlais à personne, cela va dans dire. Heureusement, j’avais trouvé dans mon armoire le matin de vieilles chaussures à semelles orthopédiques que j’avais achetées dix ans plus tôt dans un vide greniers pour un déguisement lors d’une soirée costumée, et j’avais encore dans mon congélateur deux petites poches glacées qu’on se place sur la mâchoire après une opération des dents. J’ai mis les poches au fond des chaussures, et ce froid m’a permis de marcher jusqu’à ma voiture, puis dans le parking jusqu’à l’ascenseur, sans avoir trop mal. Évidemment, on m’a traité de drag queen dès mon arrivée, mais à la tête que je faisais quand j’ai dit « j’ai très mal aux pieds » (ce qui était vrai), on a compris qu’il valait mieux ne pas trop me chatouiller ce jour là.

Le lendemain, heureusement, c’était le week-end, et j’en ai profité pour passer la journée à la patinoire. Sur les patins, avec la glace en dessous, j’étais bien. Mais il a bien fallu rentrer, et quand j’ai enlevé les patins, j’ai eu l’impression que c’était encore pire, que ça me brûlait encore plus. Je ne savais plus quoi faire.

Alors, j’ai eu l’idée d’appeler Karine. J’ai toujours dit que cette fille, c’est un vrai bloc de glace. Mais pour une fois, ce pouvait être un avantage si elle acceptait seulement de me masser les pieds ! Elle m’a envoyé aux pelotes, en m’insultant au téléphone. Bon, tant pis. J’ai fini par appeler mon copain médecin, en lui racontant tout. J’ai perçu un instant d’hésitation, puis, avec un ton d’un sérieux que je ne lui connaissais pas, il m’a donné les coordonnées d’un collègue qui avait l’avantage d’être psychanalyste et psychiatre en même temps, ce qui me permettrait de me faire rembourser. Pas que mon ami me sente fragile psychologiquement parlant, mais il se disait que ces praticiens sauraient mieux que lui avancer des hypothèses intéressantes sur un tel cas, qui était tout de même inédit ! Je commençais à me demander s’il n’avait pas raison. J‘avais passé ce coup de fil en marchant pieds nus dans la neige, sur cette belle couche blanche qui était tombée pendant la nuit, et en éteignant l’appareil je pris conscience d’un curieux phénomène. Grâce à la neige, la plante de mes pieds n’était pas brûlée, mais je ressentais néanmoins de la chaleur, et il se trouvait que cette chaleur grandissait quand je marchais dans une direction, et baissait quand je me dirigeais vers une autre. Je courrai à la maison enfiler mes chaussures orthopédiques avec les poches glacées au fond, et me mis à courir dans les rues, très concentré sur mes sensations sous les pieds. Je suivais les indications, que je percevais distinctement. Aller à gauche. Puis tout droit… non, à droite. Passer trois carrefours. Malgré la neige, malgré la glace, mes pieds étaient de plus en plus douloureux, mais mon instinct me poussait à progresser vers la plus grande douleur possible.

J’arrivai devant un immeuble. Là, sur le seuil, la douleur était tellement insupportable que je devais danser sur mes pieds, comme un joggeur arrêté au feu rouge qui ne doit pas rompre le rythme de sa course et garder le cardio au top niveau. Je ne sais pas ce qui m’a pris, mais je suis entré dans l’immeuble. Je suis monté au dernier étage, et j’ai sonné à toutes les portes. Quelques locataires m’ont ouvert, et je leur ai dit de sortir dans la rue, qu’il ne fallait pas rester là. Certains m’ont refermé la porte au nez, quand d’autres, en voyant mon visage transfiguré et mes yeux illuminés, se sont dit que je leur annonçais peut-être un danger. Ils se sont mis à alerter leurs voisins, à prendre leurs enfants dans leurs bras pour s’enfuir, à crier aussi en dévalant les escaliers. Je hurlais dans les couloirs, comme un fou : « sortez, sortez tous ! ». Mais la panique a gagné ceux qui s’enfuyaient, et les hurlements sont devenus si forts que les habitants de l’immeuble ont été nombreux à sortir dans la rue, se tourner vers leurs fenêtres, là-haut, où se trouvaient encore leurs vies, leurs biens… quand ça a commencé. D’un seul coup.

Un tremblement énorme, sous les pieds. Qui s’amplifie, dure. En fait chuter certains. Reculer d’autres, en voyant leur immeuble bouger, de gauche à droite… et soudain, s’effondrer ! Ce fut de nouveau la panique, sous la terreur cette fois. Tous les habitants de l’immeuble couraient dans la rue pour fuir au plus loin la chute de la tour de huit étages qui les avait abrités, et maintenant voulait les tuer.

Le bruit fut épouvantable. Le nuage de poussière de ciment couvrit la rue, et nous asphyxia. Quand les secours furent sur les lieux, et que la police questionna les survivants, on parlait de quelqu’un qui était venu les prévenir, mais dont on n’avait pas bien vu le visage. On ne saurait pas le reconnaître. Moi-même, je tins ce discours là. Je ne saurais pas le reconnaître. Son intervention avait été salutaire, puisque quatre-vingt pour cent des habitants qui étaient sur place ce jour-là furent sauvés. Je pleurais de n’avoir pas trouvé la solution pour pousser les vingt pour cent restants à sortir de chez eux.

Je n’avais plus mal sous les pieds.

J’ai essayé de prendre contact avec le Réseau national de surveillance sismique, pour leur raconter cette histoire, voir si mon expérience pouvait être utile à la science. Mais personne, au bout du fil, n’a jamais pris mon histoire au sérieux, et je n’ai jamais pu prendre rendez-vous avec un décideur. J’ai abandonné. Et je n’ai plus jamais eu mal aux pieds.